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"Toby" : étudier l'ordinaire de la folie à Madagascar

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"Toby" : étudier l'ordinaire de la folie à Madagascar

Porter un autre regard - un regard d'anthropologue - sur la folie à la Madagascar, c'est interroger aussi la construction de la norme sociale.

Questions à... Olivia Legrip-Randriambelo, anthropologue et chercheure post-doctorante (Université de Lyon / LabEx COMOD). Elle a contribué au dossier «L’ordinaire de la folie» dans Politique africaine (2020/1) sous la direction de Gina Aït Mehdi et Romain Tiquet.

Qu’est-ce qu’un « toby» à Madagascar ?

Littéralement toby signifie « camp ». Cette appellation se retrouve tant sur les portails des enceintes militaires que sur ceux qui nous intéresse ici, les centres d’accueil des malades mis en place par le mouvement de Réveil protestant (fifohazana). Le fifohazanaest une branche de l’Eglise luthérienne malgache (FLM, Fiangonana Loterana Malagasy), apparue en 1894 dans le village de Soatanana au sud des Hautes Terres centrales de Madagascar sous l’impulsion de Rainisoalambo, un devin-guérisseur converti au protestantisme. Suite à un épisode de maladie, Rainisoalambo dit avoir reçu un message de Jésus Christ qui lui est apparu vêtu d’une longue robe blanche et qui lui a assuré qu’il guérira s’il acceptait de détruire les charmes et les idoles destinés à la pratique du culte aux ancêtres. Rainisoalambo s’est exécuté, a retrouvé la santé et s’est inspiré de ce rêve pour développer, au sein de la station missionnaire luthérienne norvégienne, le mouvement de Réveil. Ce mouvement va proposer deux ministères absents des stations missionnaires : celui des missionnaires errants et celui de guérison. Les membres du mouvement suivent une formation biblique de deux ans, puis revêtent la robe pastorale blanche porté par Jésus Christ dans l’apparition à Rainisoalambo et peuvent alors soigner par l’exorcisme. Le rituel exorciste (prière, imposition des mains et chasse des démons) peut être pratiqué dans les temples, au domicile des malades mais surtout dans les toby. Ces centres gérés par les bergers (mpiandry), les membres laïcs du mouvement, accueillent des malades souffrant de tous types de maux (psychique, physique, sorcellaire, etc.). Les toby existent partout dans l’île (plus de 200 centres – voir le reportage réalisé par RFI dans le cadre de la présentation du dossier « L’ordinaire de la folie » de Politique Africaine), aussi bien en ville qu’à la campagne. Ils se composent d’une grande salle de prière où sont organisées les chasses aux démons, de baraquements (pour les plus grands) faits de chambres pour les malades et leurs familles, si elles les accompagnent, et du logement du berger ou de la bergère responsable du toby.

Les toby urbains et périurbains sont pour la plupart associés au dispensaire ou à l’hôpital luthérien de proximité. Dans ces espaces de soin, un médecin est référent et effectue les consultations d’entrée et de sortie du toby, ainsi que l’éventuelle prescription médicale et son ajustement au fil des visites mensuelles. Le toby de Fianarantsoa (capitale de la région Betsileo) dans lequel je mène la plus grande partie de mon terrain ethnographique accueille une soixantaine de malades. Les toby hébergent très rarement des enfants, j’ai en revanche rencontrer un nombre conséquent d’adolescent.e.s présentant des troubles psychiques et/ou des addictions. Les séjours aux toby sont gratuits ; les malades sont logés, nourris et blanchis aux frais des quêtes organisées lors des services dominicaux des temples luthériens référents.

Quels liens critiques peut-on établir entre traitement de la folie et institution religieuse à Madagascar ?

La gratuité de l’hébergement et l’accès à une consultation de type hospitalière expliquent en partie l’afflux de malades dans les toby. En effet, ils ne sont pas les seules structures à proposer une prise en charge des « fous ». La Grande Île dispose d’hôpitaux psychiatriques, de centre de santé de base, et de salle de soins domiciliaires des devins-guérisseurs (des spécialistes du religieux et de la phytothérapie en contact avec des esprits ancestraux et de la nature). Les services et cabinets psychiatriques sont difficilement accessibles (rares et onéreux) pour la grande majorité de la population. Les tobysuppléent donc en partie le système de santé défaillant à Madagascar. Les centres d’accueil protestants mettent alors en lumière une prise en charge adaptée aux manques d’accès à la psychiatrie en proposant des pratiques de soins religieuses et médicamenteuses désinstitutionnalisées.

Outre les rituels exorcistes et les prises médicamenteuses, les tobyont parfois recours à la maîtrise physique des malades présentant un danger pour eux ou les autres, par l’enchaînement (cf. illustration). La proximité quotidienne entre les malades et les bergers n’exclut donc pas parfois une maîtrise des « fous » par la violence (physique et institutionnelle). Cette violence généralement dissimulée, fait néanmoins partie des « traitements » de la folie par le mouvement de Réveil. Les relations entre les malades présentant des troubles mentaux, les familles, les responsables des espaces de traitement de la folie et les autorités religieuses sont complexes et multiples. Ces relations engagent à la fois une aide socio-médicale et une catégorisation des « fous » (aux prises des démons). Ces éléments permettent de penser les paradoxes des toby : cacher la violence des pratiques d’attachement et se présenter comme des espaces de référence dans le traitement de la folie et dans la normalisation des malades. La position paradoxale des tobytient au fait qu’ils sont des espaces de soin organisés suivant des logiques propres au religieux (causalité des maux, traitement exorciste, éventuelle conversion suite à la guérison). L’assistance aux familles et les pratiques d’enchaînement créent une ambivalence qui se donne aussi à voir dans les collaborations et les tensions (diagnostics, autorité, etc.) entre les institutions religieuses et psychiatriques.

Que nous apprend l’étude de la folie sur la société malgache ?

La folie (et les toby) à Madagascar n’est pas un objet fréquemment questionné par les sciences humaines et sociales ; comme Raphaël Gallien l’a déjà évoqué dans son récent billet à propos de l’histoire de la folie à Madagascar.

L’étude de la folie permet un éclairage sur l’interprétation et la gestion des troubles mentaux (et des maladies en général). La complexité et l’aspect tentaculaire des parcours de soin éclairent sur la place centrale de la famille (en tant que décisionnaire dans le choix du thérapeute et interprète des symptômes) face à la maladie. La santé mentale est ici une affaire de famille, les maux sont indéniablement collectifs et sociaux.

Questionner la folie permet de saisir ses étiologies hybrides et polymorphes empruntées aux interprétations religieuses (de la possession par les démons à la présence d’un esprit bénéfique). Ces définitions religieuses de la folie côtoient dans les toby, le diagnostic psychiatrique formulé par le médecin référent. Les dynamiques observées dans les tobyengendrent des déplacements des frontières entre normalité et anormalité (à partir de l’exemple de la folie) et développent ainsi de nouvelles définitions et de nouvelles catégories de la folie. Cette pluralité de sens attribuée à la folie correspond aux attentes des malades et de leurs familles et produit dans les toby, des pratiques de soins plurielles. Ces dynamiques montrent comment les tobyentendent produire une normalisation des « fous » alors que la société malgache aura plutôt tendance à les dissimuler ou à les rejeter pour des raisons à la fois sociales et économiques.

Plus largement l’étude de la folie se situe à la croisée de plusieurs champs de réflexion : la santé, le religieux, l’économique, etc. ; elle permet d’analyser les mutations et les adaptations des normes et des pratiques de la société malgache dans ses rapports à la santé mais aussi aux représentations de la mondialisation.

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